Interview à l’Hémicycle : Le domicile, premier territoire de citoyenneté
Le vieillissement de la population est une tendance observée à travers toute l’Europe. La société française y est-elle préparée ?
Marie Béatrice Levaux : Nous sommes dans une période de transition à la fois démographique, numérique et écologique. Avec la crise sanitaire, ces trois dimensions se sont invitées dans le paysage politique et la vie quotidienne des Français. La question des équilibres intergénérationnels est celle qui a été la moins identifiée. Elle concerne les deux bouts de la chaîne de la vie : les naissances et le vieillissement. Or, en France, nous subissons d’un côté, une érosion du taux de natalité et, de l’autre, une accélération du vieillissement de toutes les populations nées après la guerre et dans les années 1960. Les plus de 85 ans vont tripler au cours des trente prochaines années. Cela va modifier la société, l’urbanisme, l’habitat, la santé…
Quelles conséquences cela va-t-il avoir sur les emplois à domicile ?
Marie Béatrice Levaux : Le secteur de l’emploi à domicile en France est un secteur majeur, avec 3,3 millions de ménages qui emploient 1,4 million de salariés. 1 Français sur 4 a été, est ou sera employeur : parents, personnes âgées de plus de 60 ans, jeunes actifs ayant de besoin de quelques heures de ménages… 800 000 de ces employeurs seront âgés de 80 ans et plus d’ici à 2030. La question prioritaire, c’est que les salariés, qui sont majoritairement des femmes en deuxième partie de vie professionnelle, suivent le même chemin. Plus de la moitié d’entre eux vont se retrouver à l’âge de la retraite au même horizon. Dernier élément : les aidants. Là aussi, beaucoup de femmes âgées de 60 à 70 ans qui s’occupent de leurs parents âgés. On ne retrouvera pas, dans la génération suivante, ce volume de population prêt à aider. Le quinquennat 2022-2027 se trouve donc à l’intersection des choix. Quel type de société voulons-nous ?
Il y a l’emploi et il y a le domicile. La crise a aussi jeté la lumière sur cet autre sujet…
Marie Béatrice Levaux : Absolument. La génération qui vieillit aujourd’hui n’a ni les mêmes envies ni les mêmes besoins que la précédente, laquelle s’était facilement adaptée aux Ehpad. Celle qui a fait Mai 68, si je puis dire, n’a pas l’intention de se laisser embarquer dans des politiques publiques qui lui serait imposées. La majorité de ces personnes souhaitent pouvoir rester à domicile, au nom de leur liberté, parce que c’est un espace dans lequel ils peuvent continuer à agir. La crise sanitaire a accéléré cette tendance en martelant ce message : « Restez chez vous ». D’autant que les personnes résidant en Ehpad, on le sait, ont beaucoup souffert.
Qu’est-ce que cela va changer dans l’approche des politiques publiques ?
Marie Béatrice Levaux : Les conséquences sont multiples et considérables par leur portée, nous invitant collectivement à une remise en question profonde de nos modèles et de nos références. Le vieillissement, le handicap, la petite enfance… tous ces sujets très intimes ne peuvent être encadrés par une politique publique descendante et des dispositifs réglementaires. Il faut des accompagnements de la société civile. Je pense qu’on est arrivé à la croisée des chemins où il va falloir redonner de la responsabilité aux citoyens dans cet équilibre. L’emploi à domicile est à maturité sur ce point : l’État doit s’appuyer sur les citoyens pour répondre à leurs besoins et il ne peut plus penser qu’il va y répondre seul, il n’en n’a pas les moyens financiers et humains, ni l’acceptation de la société du XXIe siècle. Nous devons mener une nouvelle réflexion sur la façon dont les citoyens peuvent contribuer à forger une société plus inclusive. D’autant que les solutions ne sont pas nécessairement les mêmes quand on habite un village rural ou une métropole. Tous les territoires ne sont pas impactés de la même manière : le grand ouest et la côte d’Azur, par exemple, viennent d’accueillir des populations de jeunes seniors très actifs ; ils représenteront, à terme, une lourde dette sociale pour certains départements.
Les candidats à la présidentielle en ont-ils conscience ?
Marie Béatrice Levaux : L’emploi à domicile n’est pas le premier secteur sur lequel les politiques ont un avis ou un projet. Il devrait cependant être au cœur du débat. Nous avons démontré que ce n’était pas une filière comme une autre : c’est un écosystème entre particuliers qui apportent une contribution citoyenne à des besoins de vie, dans une logique de réciprocité. Je parle de démocratie contributive parce que je crois à la contribution, pas juste à la consultation. Notre secteur, dans la manière dont il s’est construit ces vingt dernières années, est sûrement un modèle de bonnes pratiques. Les Français ne demandent pas à l’État un service public du vieillissement chez eux, ils disent aux politiques publiques : voilà ce dont j’ai besoin, par étapes successives, pour être moi-même l’acteur d’une partie de la réponse chez moi. Beaucoup de gens sont prêts à jouer ce jeu-là. Nous vivons dans une société beaucoup plus solidaire qu’on ne le dit. En ce sens, le domicile devient le premier territoire de citoyenneté.
Pour répondre à ces besoins, vous proposez un parcours d’intégration d’une (de faire appel à une) main d’œuvre étrangère…
Marie Béatrice Levaux : Travailler dans un domicile privé peut être vécu comme sécurisant pour certaines populations qui ne possèdent pas les codes professionnels de plus en plus complexes d’autres environnements. Ces personnes, qui n’ont pas un parcours classique, peuvent y trouver des marques qui les rassurent et leur permettent une meilleure intégration dans le monde du travail. Très naturellement, la question des personnes nées à l’étranger se pose – elles représentent déjà un tiers des salariés du secteur. Nous avons réalisé plusieurs sondages sur le sujet : contrairement aux idées reçues et à ce que certains candidats martèlent de façon excessive, les ménages français portent un regard très positif sur le fait d’accueillir un salarié étranger chez eux. Pourtant, ce n’est pas neutre de créer un lien de confiance à domicile. Les relations de travail sont y sont singulières. Les Français réclament toutefois que certains critères soient remplis, notamment que ces personnes parlent leur langue et qu’elles soient en règle sur le plan administratif. La Fepem expérimente un Lab pour la migration dans l’emploi à domicile, à Marseille, qui vise à organiser les conditions d’une inclusion économique réussie, reposant sur ce triptyque « langue française, compétences, citoyenneté » et un parcours d’intégration individualisé. Percevoir l’immigration de travail comme une opportunité pour la société et non un risque, l’immigration qualifiée comme un levier pour la croissance plutôt qu’un coût.